Gabriel reprit le fil de son propos – un long monologue, énoncé avec lenteur et d’un ton grave, avec le plus de précautions qu’il pouvait. « Durant ce long voyage, ton père et ton grand-père ont traversé une Allemagne en ruine, des villes dévastées, écrasées sous les bombes, des gravats partout malgré un début de reconstruction, et beaucoup de baraquements en bois. Ils y ont croisé la misère à chaque coin de rue, mais ils n’ont jamais retrouvé les anciens compagnons de ton grand-père. La plupart avaient été pendus, fusillés, abattus, sommairement. Et s’ils étaient encore en vie, ils niaient l’avoir connu. Ils étaient redevenus paysans, petits employés, hommes de peine, instituteurs. Ils s’étaient inventé un passé. Ils n’avaient rien eu à faire avec le régime ou s’affirmaient au pire « dénazifiés ». Ce qu’ils voulaient, c’était sauver leur peau, comme tant d’autres. Tous tête baissée, soumis, au milieu des femmes et des enfants, et des troupes d’occupation. Et là, sous les yeux de ton père, il y avait ton grand-père, malade après ses années de détention, se transformant au fil des kilomètres, ne cherchant plus rien à légitimer, ni à défendre de ses idéaux et de ce qu’on lui avait enfoncé dans le crâne. Plus rien de la lutte contre les Rouges, plus rien des slogans contre un collectivisme menaçant notre civilisation, plus rien d’une quelconque croisade à mener au nom d’un idéal de liberté… Plutôt, chaque jour davantage, un homme écrasé par le remords, ouvrant enfin les yeux, comprenant au fil de ses rencontres ce que la lutte contre le bolchevisme avait masqué, ou permis – et dont il avait été le complice : massacres et exécutions de masse. »