Elle s’est interrompue, a fait bouger lentement la pierre la plus proche d’elle dans la poussière, avant de reprendre :
— Au fond, ça veut dire quoi toujours ? Tu sais, ici tout le monde pense que la ville n’appartient à personne, que c’est différent du reste du pays. Et c’est vrai, parce que Tanger est spéciale, elle semble libre, différente, grouillante, pleine de tapages et d’arcanes. Mais si tu écoutes un peu autour de toi, tu verras qu’il y a une autre vérité qui commence à éclore.
Kai Nonnenmacher
Jeder weiß, dass Adolf Hitler Selbstmord begangen hat
Todd s’écarte, à regret, Solange s’engouffre dans la rue, et s’éloigne rapidement. Derrière elle, elle aperçoit Todd qui, de l’embrasure de la porte d’entrée du Mirando, la suit du regard. Il lui a fait un signe de salut de la main ; un signe qu’elle prend pour une menace.
Solange accélère le pas.
Adolf Hitler ?
Ein Auge in die Kamera und ein Auge auf mich
À vingt-deux ans, j’ai passé une année entière à regarder un des films de Wiseman dans ses moindres détails pour écrire un mémoire sur l’image et le réel. Welfare. Littéralement, l’aide sociale, filmée dans un centre new-yorkais, le Waverly Center. Je connaissais par cœur certains dialogues, j’avais l’impression d’une intimité avec les personnages, je me désespérais de ne pas savoir ce qui leur arriverait une fois sortis du centre, où ils dormiraient, s’ils finissaient par se pendre ou par trouver des amis chez qui passer quelques jours, s’ils étaient là à nouveau le lendemain.
Ein besseres Gedächtnis als wir: Mathias Énard, Déserter
Mathias Énard schreibt über einen fiktiven ostdeutschen Mathematiker, der seinen KZ-Aufenthalt in Buchenwald und seine Liebe dichtend bewältigt und über einen Kriegs-Deserteur, der durch die Wildnis aus seinem Land flieht: 1. Vibrationen aus Odessa – 2. Gespenster in Weimar – 3. Konjekturen und Metafiktion
Der goldene Mann des französischen Chansons
Jean-Jacques Goldman tient beaucoup à son nom. Il n’a jamais envisagé d’en changer, même lorsque ses producteurs le lui ont suggéré au début de sa carrière. Au micro de NRJ, dans les années 1980, il déclare avec simplicité : « Je m’appelle Jean-Jacques Goldman. C’est le nom que mes parents m’ont donné, alors je l’ai gardé. » Et plus tard, dans Tribune juive : « Je m’appelle Goldman. Quand on me demande quelles sont mes origines, […] je dis que je suis fils de Juif polonais et de Juive allemande. »
Im Wald verwandelt sich der Mensch
De loin, la forêt, la grande forêt, forme un infini, un continent où couve une inquiétude ancienne. Elle peut intimider, épouvanter aussi. Passer outre craintes et tremblements et participer à la cérémonie qui s’y ordonne. À l’approche de ce nuage d’ombres s’élève la beauté, celle des cathédrales d’avant les hommes, celle des bêtes antiques. Au bout du chemin du regard, se perdent la confusion des lisières, le treillis des épaisseurs de feuillages et des nouvelles pousses de printemps. Il n’est plus question de revenir sur ses pas ; l’attrait grandit, je me hâte. Sauter un fossé, remonter la courte pente d’un talus, traverser les fouillis des ramures, s’égratigner : je me déracine, je me grise, je m’abstrais des souvenirs. Une fois passées les mailles couturées des taillis de ronciers à mûres qui enfoncent dans la terre leurs rameaux pour se reproduire, l’on parle bas, comme par crainte d’être surpris lors d’un échange secret. Ici est le lieu de la confidence sans éclats de voix. J’entre en résonance, je reçois la forêt comme une grâce. À ce moment tout bascule, un frisson froid parcourt l’échine, le cœur bat plus vite, la gorge se noue. L’agitation vous porte et ce que vous ressentez devient inexprimable. Sous les feuillées, le promeneur part pour un voyage sans retour.
Pascal Quignards Stundenbücher
Der 12. Band von Pascal Quignards Schreibvorhaben „Dernier Royaume“, das 2002 mit dem prix Goncourt anhob, geht in seinen Reflexionen der Zeit vom reich illustrierten Stundenbuch des Herzogs von Berry aus.
L’art ne valait rien sans doute mais rien ne valait l’art
Picasso ouvrait mes yeux et les yeux de ceux qui, par crainte d’affronter la jouissance de voir, cette concupiscentia oculorum tant redoutée d’Augustin, se débinaient et regardaient ailleurs, et des aveugles en grand nombre que les images laides qui envahissaient l’espace avaient dégoûtés ou endurcis (images laides d’autant plus proliférantes que les hommes avaient de moins en moins leur mot à dire, pris qu’ils étaient dans une folie d’informations en continu pour rien).
Brachland und Raumordnung: Jean Rolin
Jean Rolins Projekt, mit einer „littérature de terrain“ eine andere Topographie der Lebensräume zu erschreiben, im scheinbar heimischen Kontext um die Pariser Brücke von Bezons und an den Grenzen von Stadt und Umland, macht vernachlässigte, übersehene Bereiche (terrain vague) sichtbar.
Glitzertanga und Kruzifix: Romy bei Odette
Seize heures cinquante. Grand soleil place Gustave-Toudouze. À mi-chemin entre Pigalle et Saint-Georges, cette place est une frontière entre la zone des sex-shops, des putes et des camés, et celle des théâtres, de la bourgeoisie, des chérubins blonds. Trois bancs, un kiosque, des lampadaires anciens, style lanternes, une fontaine Wallace, une colonne Morris, des marronniers, cinq restaurants. C’est ici, au numéro 2, qu’habite Odette Steiner, née en 1921 à Chaumont. Odette a connu la crise de 1929, la Seconde Guerre mondiale, le Front populaire, l’exode, l’Occupation, le droit de vote des femmes, l’épidémie de polio, la bataille de Diên Biên Phu, la guerre d’Algérie, Mai 68, la pilule, la légalisation de l’avortement, Mitterrand, Tchernobyl, l’apparition du sida, l’an 2000. Elle a enterré ses parents et ses trois frères. Il ne lui reste plus que sa petite-nièce qui vit à l’étranger. Je sais par Alexandra qu’Odette a fait partie de la chorale de Notre-Dame-de-Lorette, d’un atelier de mosaïque et d’un club équestre. Elle participait activement à la vie du 9e arrondissement en envoyant des lettres à la mairie avec ses recommandations, suggestions ou plus souvent des critiques. Désormais elle ne sort plus guère. Doyenne de son immeuble, elle n’hésite pas à rappeler les règles de vie en communauté à ses voisins. D’après Alex, avec sa tante, faut filer droit. La vieille femme a du caractère, ce n’est pas simple de se la mettre dans la poche.
Verrückt ist, wer die Wirklichkeit in die Fresse bekommt
Ce matin, Franck propose de me montrer sa face de loup-garou, un simulacre de métamorphose, pour que je comprenne, que je fasse l’expérience de la peur, pour me prouver je ne sais quoi, sa folie ou le contraire. Il m’emmène dans sa chambre, me fait asseoir, se tient debout face à moi l’air concentré et en un éclair change d’expression, ses yeux fixes exorbités, se met à trembler, crispe sa mâchoire, retrousse ses babines, sort les crocs, serre les dents à s’en faire péter l’émail, souffle et crache, cela dure, je soutiens faiblement son regard, il insiste, sa veine temporale qui palpite, le rouge qui monte au front. Puis Franck s’arrête net, rigole, satisfait de sa performance – alors, t’as flippé ?
Gerade den Ausnahmezustand und die Ausgangssperre ausgerufen
[Aus Anlass der Pariser Sommerunruhen 2023]
Ne parvenant pas à dormir et définitivement lassé par les reportages de la télévision nationale algérienne, je me suis mis à chercher des nouvelles de la France à travers les canaux lointains et neigeux d’un mauvais téléviseur. J’ai fini par identifier la silhouette floue mais familière d’un présentateur du journal de la nuit. J’étais curieux de savoir comment la mort de Machelin allait être traitée.
Kein Bedürfnis, über ihre Existenz zu sprechen
Toujours sur le qui-vive, nous échangions par gestes référencés pour évaluer la menace et prévenir l’agression. Dans l’intimité, c’était un langage de mains, de toucher, de caresses ou de coups, parfois ponctué de grognements ou de cris outragés.
Die Zerbrechlichkeit der Körper angesichts undurchschaubarer Gefahren
Certains soirs, ou avant de m’endormir, je m’étais mis à revivre notre voyage passé à Florence, avec la sensation que jamais nous ne connaîtrions à nouveau pareils moments d’insouciance et d’harmonie. Ils appartenaient à hier, sans espoir de retour. Ce sentiment de perte m’oppressait. Nous avions vécu comme une expérience normale ce qui ne l’était pas. Un des derniers moments de nos vies d’avant, sans que personne ne nous ait alertés. Personne à moins que Marina A, avec ses performances énigmatiques aux apparences gratuites ou absurdes, ne nous eût montré une voie aux contours énigmatiques. La fragilité des corps face à des dangers insaisissables, notre mortalité de feuilles légères accrochées au fil de la vie quand on nous promettait l’éternité bionique.
Paris erwacht – der Tag wird deinen Namen tragen
Paris s’apaise. Mon père est tout près, je le sens. Je retrouve son odeur, le grain de sa voix, tous ces détails que la mort nous vole. Je vais devoir le laisser partir à nouveau mais je l’ai ramené au présent. Il a marché sur mes épaules, déambulé dans les rues de cette ville qu’il nous a offerte, à mon frère et moi. C’est le rêve qu’ils ont eu, avec ma mère : offrir Paris à leurs enfants. Que tout commence ici. Alors cette ville est mienne, oui, parce qu’elle m’a été donnée. Et tout ce qui bruisse en elle, la clameur du passé, le fracas, les révoltes, les foules pressées, le pas hésitant des poètes, les solitudes côte à côte et les grands espoirs de foules, sont miens. Je prends tout. Je retrouve Paris. Et je sens mon père sourire avec douceur, heureux de voir que tout continue au-delà de lui.
Ursprung des Schattentheaters
La petite pièce à laquelle j’ai assisté, d’après ce que j’ai cru comprendre, tirait son argument, comme c’est souvent le cas, de quelques-uns des épisodes les plus spectaculaires de La Pérégrination vers l’Ouest, le vieux roman de Wu Cheng’en. Il compte au nombre des grands classiques de la littérature chinoise et certainement il est le plus plaisant de tous pour un profane. Je n’ai pas trop de mérite à l’avoir reconnu en dépit du traitement assez fruste qui lui était infligé par les marionnettistes de Qibao car j’étais précisément en train de découvrir le livre chaque matin dans ma chambre d’hôtel. Ou, peut-être, ai-je pensé à tort qu’il s’agissait de lui car j’étais alors plongé dans sa lecture. Il faut dire que toutes ces histoires se ressemblent un peu. Elles mettent en scène les mêmes combats fantastiques que, sous l’œil de divinités bienveillantes, livrent, pour la bonne cause, des créatures surnaturelles afin que triomphent, défaisant les monstres dépêchés contre eux, les sages et les saints auxquels incombe la mission de faire triompher sur terre la vérité et la justice.
Es gab kein Budget für die Frankophonie
Virgile, box 47, 2e sous-sol (Automne 2020)
Le maître des histoires parlait. Ce soir-là, la fille du box 52 s’était glissée au premier rang, elle était pourtant discrète, certains disaient qu’elle vendait son corps à des hommes. Elle n’avait pas résisté à la voix du maître des histoires. Grave et veloutée, elle ensorcelait. Le maître des histoires racontait d’étranges légendes. Il décrivait le Paris de la surface, celui des riches, près de la Seine, avec ses cafés aux toilettes rutilantes, si propres qu’il était possible de se mirer dedans, ses librairies tranquilles, ses magasins si luxueux qu’ils étaient gardés par des vigiles venus de pays comme les leurs. Il racontait qu’il avait connu intimement ce Paris du Quartier latin, où l’on flânait au bord de l’eau en regardant les étals des bouquinistes, où l’on discutait des heures durant aux terrasses de café en regardant les passants, près de Notre-Dame. Les autres rigolaient. Il était fort, ce maître des histoires. Qui avait le temps de se promener en regardant de vieux livres ou de boire des cafés en discutant ?
Samuel Beckett im Altersheim
20 août 1989
[Radio]
Bonjour à tous, l’émission « Les Archives du théâtre » vous emmène, ce soir, sur les traces du plus français des Irlandais, d’un maître de la langue et de l’absurde : Samuel Beckett. L’écrivain dramaturge fête, cette année, les vingt ans d’un prix Nobel qu’il refusa d’aller chercher lui-même – par timidité, ont dit certains, par provocation, ont dit d’autres. Toujours est-il que cette date est l’occasion pour nous de vous faire découvrir les trésors cachés des archives du théâtre. Dans quelques secondes, vous découvrirez une interview de l’acteur Vittorio Caprioli diffusée alors que Aspettando Godot se jouait pour la première fois en Italie. Cette archive sera suivie d’une diffusion intégrale de la pièce, en français, mise en scène – comme à son origine en 1953 – par le grand Roger Blin pour la Comédie-Française, le 2 avril 1978.
Trois, deux, un, zéro… Allô Paris, ici Rome. Les consolations théâtrales s’assemblent, se dispersent, se refont à nouveau, selon les humeurs des artistes, les exigences des impresarii, les caprices du cinéma. Le metteur en scène Luciano Mondolfo et l’acteur Vittorio Caprioli se sont retrouvés sur les planches d’un petit et élégant théâtre romain : le théâtre du 6 via Vittoria. Ils y ont associé leur talent à celui de Marcello Moretti qui avait, on s’en souvient, emporté un très grand succès à Paris comme Arlequin dans la pièce de Goldoni – Arlequin, valet de deux maîtres – donnée par le Piccolo Teatro. Avec Claudio Ermelli, Antonio Pierfederici, Caprioli et Moretti, ils jouent depuis plusieurs semaines, avec le plus grand succès, une version italienne d’En attendant Godot de Samuel Beckett. Le peintre Giulio Coltellacci a créé un décor saisissant par sa simplicité et sa sobriété tragique. Le Tout-Rome intellectuel va au spectacle. Je vous en félicite, monsieur Caprioli, et je me félicite moi-même de vous avoir devant le micro pour cette émission spéciale…
Es hat mich nie interessiert, Jüdin zu sein
Leur pays sur la carte
J’ai bien connu Harry et Gabriela. Après leur arrivée, ils n’ont plus quitté Paris où je suis la première de la famille à être née. J’allais dormir chez eux le samedi soir, dans un modeste appartement de la porte de Bagnolet, quartier populaire et délaissé. Ils avaient été des gens importants. Cela ne se voyait pas. Il fallait les croire sur parole, et je les croyais. Le papier peint défraîchi en disait long sur leur déclassement. Mais moi, enfant, je ne le percevais pas vraiment. Je comptais plutôt les tapis ouvragés, les napperons brodés et les assiettes peintes qui décoraient ces tristes murs du XXe arrondissement. La voilà, pour moi, la Roumanie : une multitude d’assiettes accrochées au mur.
Es hört gar nicht auf, geboren zu werden
Pendant que je roulais avec le corps de mon frère, en train de se décomposer légèrement, tous deux trimbalés sur l’autoroute, j’écoutais l’Incarnatus est de la plus belle des messes de Haydn. Ce petit bout de musique chantée prétendait opérer en quelques minutes un miracle : Et homo factus est. Un homme ? Une femme ? Un être humain prend corps devant nous. Et par paliers, ça s’incarne, c’est fait. Ça n’arrête pas de naître, des fleurs s’ouvrent en accéléré, la peau se construit et les yeux s’ouvrent. Ça se fabrique sous nos yeux.