Les mondes mettent longtemps à mourir, plus encore à disparaître tout à fait. Ils cohabitent plutôt, se superposent et traînent dans le temps. Ils se prolongent et s’éternisent, par la voix des témoins qui, de récits en conversations, de souvenirs en affabulations, passent le relais, dans un chant en canon qui se perd en échos interminables. Dès l’adolescence, j’ai aimé me trouver dans l’orbe de gens âgés, très âgés parfois, dont la façon de parler, les expressions, les intonations venaient d’une autre époque. Il me semblait que, par eux, je pouvais entendre le passé, seule façon de lui donner corps et, partant, de l’imaginer. Le fétichisme de ma quête s’accommodait d’approximations. Je me souviens d’un ami de mon père, le critique de cinéma Jean Domarchi, imitant Baudelaire, ou plutôt reproduisant l’imitation entendue de quelqu’un qui avait connu le poète… Baudelaire réincarné dans l’embrasure du salon ! Je vérifie sur Internet : Jean Domarchi est mort en janvier 1981. J’avais, au mieux, treize ans lorsque je l’ai entendu déclamer, mais je jure me souvenir comme hier de sa diction un peu sinueuse, sévère, comme retenue, corsetée, filtrant de lèvres quasi closes. La bouche de Baudelaire, sur la photographie de Carjat.
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