À vingt-deux ans, j’ai passé une année entière à regarder un des films de Wiseman dans ses moindres détails pour écrire un mémoire sur l’image et le réel. Welfare. Littéralement, l’aide sociale, filmée dans un centre new-yorkais, le Waverly Center. Je connaissais par cœur certains dialogues, j’avais l’impression d’une intimité avec les personnages, je me désespérais de ne pas savoir ce qui leur arriverait une fois sortis du centre, où ils dormiraient, s’ils finissaient par se pendre ou par trouver des amis chez qui passer quelques jours, s’ils étaient là à nouveau le lendemain.
J’aime les polars et les romans-fleuves, les tragédies grecques et les comédies de Molière, avec un début, un milieu, une fin, la boucle est bouclée, univers clos dont on peut sortir sans l’angoisse de laisser des personnages à une place qui ne serait pas la leur. Alors pourquoi cette fascination pour ce film qui n’est que points de suspension ?
Nous étions en 2002, un an après l’effondrement des tours, dont j’avais pris connaissance en sortant du RER A. À l’époque très peu de téléphones portables, ça captait trop mal pour qu’on puisse déranger la totalité de la rame en écoutant de la musique forte, en hurlant, désolée je ne peux pas te répondre je suis dans le RER, ou juste en ne regardant personne, indifférent au monde, renvoyant imperceptiblement chacun à l’insignifiance de son existence puisque même un regard ou une ébauche de sourire seraient inutiles. En sortant de terre, c’est un message de mon père qui me dit cette nouvelle dont je n’ai pas immédiatement compris qu’elle venait de dévier le cours de l’Histoire. Je suis rentrée chez moi, où je n’avais pas la télévision, j’en ai parlé, j’ai essayé de comprendre les conséquences de ces attentats sur le monde, sans percevoir le basculement qui s’opérait. Mais je n’ai pas vu les tours tomber.
Je commençais un travail sur la perception du réel dans l’image documentaire, et pourtant je n’ai pas cherché à regarder de vidéos, à peine quelques photos en une des journaux, rien de plus. Ce n’est que très récemment que j’ai vu les images prises sur le moment. Je n’avais ni théorisé ni verbalisé ce refus de voir. Avec le recul, et alors que je choisissais de me consacrer à un film en noir et blanc tourné en 1973, errance de plus de deux heures dans un centre d’aide sociale new-yorkais, il me semble qu’il y avait là une sorte de choix inconscient, ou de malaise de ce que l’image télévisuelle était en train de devenir, un mélange de voyeurisme, d’immédiateté et de sensationnalisme qui annihilait la possibilité de penser ce qui se jouait dans ce moment de notre histoire qui a marqué le changement de siècle.
Nous n’avions pas encore les yeux toujours entre un écran et le réel, les yeux qui se détournent de l’écran juste le temps de prendre en compte le réel, pour traverser une rue ou répondre à une question, et quand le réel nous surprend, vite l’enregistrer dans l’écran pour le partager, le commenter, le mettre en scène, non pour le questionner mais au contraire pour le mettre en ordre. Les prémices étaient là pourtant, et l’accélération qui a suivi fut spectaculaire.
Aujourd’hui, l’image coule à flots, il y a des caméras partout, au fond des mers, à l’entrée des banques, en prison, sur la Lune, mais aussi chez les gens qui nous font partager leur intimité – notons que plus le privé devient public, plus on interdit aux personnes d’apporter dans l’espace public le moindre signe de vie privée. L’invisible a envahi nos vies, on pense voir toujours plus, quand on regarde toujours moins. Il existe plusieurs manières de cacher quelque chose, mais la plus efficace est encore de la noyer sous une masse toujours plus grande. L’aiguille dans la botte de foin. À force de trop voir, notre œil se fatigue, il ne distingue plus rien. Le sommeil de l’œil est inséparable d’un endormissement de la pensée.
L’écran est aussi une fenêtre sur l’autre, un moyen de rendre visible l’invisible, on finirait presque par l’oublier. Je cherche dans les films de Wiseman une réponse à la nécessité politique de lutter contre la confusion entre image du monde et réalité du monde. Ses films nous disent : Voyez les hommes et les femmes, ils ne sont pas des petits points qui tombent de loin, ils sont des masses de chair et de douleur qui tombent doucement pendant que vous regardez ailleurs.
Il faut imaginer Wiseman, avec son acolyte, caméra portée à l’épaule, agile et rapide, lui permettant de se mouvoir à la vitesse des événements. Il dit : Au tournage, l’homme à la caméra a un œil dans la caméra et un œil sur moi, moi j’ai un œil sur l’événement et un œil sur lui. Aujourd’hui cela paraît évident, avec son téléphone on peut courir derrière l’événement, zoomer, le regarder de côté, oublier même qu’il advient, préférer la trace au réel. Mais à l’époque, c’est une révolution, pas d’éclairage traditionnel au prix certes d’un grain plus visible, des micros sur perche qui permettent de saisir des conversations et des bruits relativement éloignés de la caméra, aucune théâtralisation des prises de vues, un dispositif dont la légèreté a comme objectif la transparence, disparaître comme équipe de tournage pour laisser la vie se dérouler. Wiseman ne dit jamais que la présence de la caméra ne change rien, mais que les changements induits sont sans importance, ils sont comme un résidu, un déchet de la vision du cinéaste dont l’insignifiance ne saurait entraver la compréhension des événements par le spectateur. Plus les jours passent, plus ils se fondent dans le décor. À dire vrai, on les oublie assez vite. D’autant que, dans un centre social, les gens ont bien trop de soucis pour penser à jouer un rôle. Ils sont, et si perturbation il y a, elle n’est que le reflet de la folie humaine.
Constance Rivière, La vie des ombres (Stock, 2023).
Der ganze Film Welfare online bei archive.org
Mit zweiundzwanzig Jahren verbrachte ich ein ganzes Jahr damit, einen von Wisemans Filmen bis ins kleinste Detail zu betrachten, um eine Diplomarbeit über das Bild und die Wirklichkeit zu schreiben. Welfare. Wörtlich übersetzt: Sozialhilfe, gefilmt in einem New Yorker Zentrum, dem Waverly Center. Ich kannte einige Dialoge auswendig, hatte das Gefühl, mit den Figuren vertraut zu sein, und ich verzweifelte daran, dass ich nicht wusste, was mit ihnen passiert, wenn sie das Zentrum verlassen, wo sie schlafen würden, ob sie sich am Ende erhängten oder Freunde fanden, bei denen sie ein paar Tage bleiben konnten, ob sie am nächsten Tag wieder da waren.
Ich liebe Krimis und Fortsetzungsromane, griechische Tragödien und Komödien von Molière, mit einem Anfang, einer Mitte, einem Ende, der Kreis vollendet sich, ein geschlossenes Universum, das man verlassen kann, ohne die Angst, die Figuren an einem Platz zurückzulassen, der nicht der ihre ist. Warum also die Faszination für diesen Film, der nur aus Auslassungspunkten besteht?
Es war 2002, ein Jahr nach dem Einsturz der Türme, von dem ich erfahren hatte, als ich aus der RER A ausstieg. Damals gab es nur wenige Mobiltelefone, der Empfang war zu schlecht, als dass man alle in der Bahn hätte stören können, indem man laute Musik hörte, schrie, Entschuldigung, ich kann dir nicht antworten, ich bin in der RER, oder einfach niemanden ansah, gleichgültig gegenüber der Welt, und jeden unmerklich auf die Bedeutungslosigkeit seiner Existenz verwies, denn selbst ein Blick oder ein Lächeln wären ja nutzlos. Als ich aus der Erde kam, bekam ich eine Nachricht von meinem Vater, der mir diese Meldung überbrachte, von der ich nicht sofort begriff, dass sie den Lauf der Geschichte verändert hatte. Ich ging nach Hause, wo ich keinen Fernseher hatte, sprach darüber und versuchte, die Auswirkungen dieser Attentate auf die Welt zu verstehen, ohne den Umschwung wahrzunehmen, der sich vollzog. Aber ich habe nicht gesehen, wie die Türme fielen.
Ich begann eine Arbeit über die Wahrnehmung des Realen in dokumentarischen Bildern, und doch habe ich nicht versucht, mir Videos anzusehen, gerade mal ein paar Fotos auf den Titelseiten der Zeitungen, mehr nicht. Erst vor kurzem sah ich die Bilder, die ich im Moment aufgenommen hatte. Ich hatte diese Weigerung zu sehen weder theoretisiert noch verbalisiert. Im Nachhinein und während ich mich entschied, mich einem 1973 gedrehten Schwarz-Weiß-Film zu widmen, einer mehr als zweistündigen Wanderung durch ein New Yorker Sozialhilfezentrum, scheint es mir, dass es hier eine Art unbewusste Entscheidung gab oder ein Unbehagen darüber, was das Fernsehbild im Begriff war zu werden — eine Mischung aus Voyeurismus, Unmittelbarkeit und Sensationslust, die die Möglichkeit auslöschte –, darüber nachzudenken, was sich in diesem Moment unserer Geschichte abspielte, der den Jahrhundertwechsel markierte.
Wir hatten die Augen noch nicht immer zwischen einem Bildschirm und der Wirklichkeit, Augen, die sich nur so lange vom Bildschirm abwandten, bis sie die Wirklichkeit wahrnahmen, um eine Straße zu überqueren oder eine Frage zu beantworten, und wenn die Wirklichkeit uns überraschte, schnell auf den Bildschirm speicherten, um sie zu teilen, zu kommentieren, zu inszenieren, nicht um sie in Frage zu stellen, sondern im Gegenteil, um sie in eine Ordnung zu bringen. Die Anfänge waren jedoch bereits da, und die Beschleunigung, die auf diese folgte, war spektakulär.
Heute fließen die Bilder in Strömen, überall gibt es Kameras, auf dem Meeresgrund, am Eingang von Banken, in Gefängnissen, auf dem Mond, aber auch bei Menschen, die uns an ihrer Intimität teilhaben lassen — je mehr das Private öffentlich wird, desto mehr wird es den Menschen verboten, auch nur das geringste Zeichen ihres Privatlebens in den öffentlichen Raum zu bringen. Das Unsichtbare ist in unser Leben eingedrungen, wir glauben, immer mehr zu sehen, wenn wir immer weniger hinsehen. Es gibt viele Möglichkeiten, etwas zu verbergen, aber die effektivste ist immer noch, es unter einer immer größeren Masse zum Verschwinden zu bringen. Die Nadel im Heuhaufen. Wenn wir zu viel sehen, ermüdet unser Auge und kann nichts mehr erkennen. Der Schlaf des Auges ist untrennbar verbunden mit dem Einschläfern des Denkens.
Der Bildschirm ist auch ein Fenster zum anderen, ein Mittel, um das Unsichtbare sichtbar zu machen, man würde es am Ende fast vergessen. Ich suche in Wisemans Filmen eine Antwort auf die politische Notwendigkeit, gegen die Verwirrung zwischen dem Bild der Welt und der Realität der Welt anzukämpfen. Seine Filme sagen uns: Seht euch die Männer und Frauen an, sie sind keine kleinen Punkte, die aus der Ferne herabfallen, sie sind Ansammlungen aus Fleisch und Schmerz, die sanft fallen, während ihr wegschaut.
Man muss sich Wiseman mit seinem Begleiter vorstellen, mit einer Kamera über der Schulter, die wendig und schnell ist und es ihm ermöglicht, sich mit der Geschwindigkeit der Ereignisse zu bewegen. Er sagt: Bei Dreharbeiten hat der Mann mit der Kamera ein Auge in die Kamera und ein Auge auf mich, ich habe ein Auge auf das Ereignis und ein Auge auf ihn. Heute scheint das selbstverständlich, mit seinem Telefon kann man hinter dem Ereignis herlaufen, heranzoomen, es von der Seite betrachten, sogar vergessen, dass es geschieht, und die Spur der Realität vorziehen. Aber damals war es eine Revolution: keine konventionelle Beleuchtung, um den Preis einer sichtbareren Körnung, Mikrofone an Stangen, die es ermöglichen, Gespräche und Geräusche relativ weit von der Kamera entfernt aufzunehmen, keine Theatralisierung der Aufnahmen, ein Dispositiv, dessen Leichtigkeit Transparenz zum Ziel hat, als Filmteam zu verschwinden, um das Leben ablaufen zu lassen. Wiseman sagt keineswegs, dass die Anwesenheit der Kamera nichts verändert, sondern dass die hervorgerufenen Veränderungen unwichtig sind, sie sind wie ein Rückstand, ein Abfallprodukt der Vision des Filmemachers, dessen Bedeutungslosigkeit das Erfassen der Ereignisse durch den Zuschauer nicht behindern kann. Je mehr Tage vergehen, desto mehr verschmelzen sie mit der Umgebung. Um ehrlich zu sein, vergisst man sie ziemlich schnell. In einem Sozialzentrum haben die Menschen viel zu viele Sorgen, als dass sie an eine Rolle denken könnten. Sie sind einfach da, und wenn es Störungen gibt, dann sind sie nur ein Spiegelbild des menschlichen Wahnsinns. 1
Kai Nonnenmacher
- „‚Das ist es, hinter dem ich herlaufe: ein Mann, der als braver Junge geboren wurde und sich eines Tages in den Kopf gesetzt hat, Amerika zu entdecken. Das Land der Unsichtbaren, der Stimmen und Gesichter, die von der institutionellen Logik ausgelöscht werden. Das Amerika der Ränder, aber auch derer, die man nicht mehr sieht, weil man ihnen jeden Tag begegnet.
Ich laufe hinter einem Mann her, der mit vier Instrumenten — einer 16-mm-Kamera für das Bild, einer Stange für den Ton, einer Schere für die Spannung und Klebstoff für die Bedeutung — bewaffnet losgezogen ist, um zu beobachten, wie Menschen leben.‘
Auf den ersten Blick scheint nichts die Schriftstellerin Constance Rivière mit dem amerikanischen Filmemacher Frederick Wiseman zu verbinden. Weder die Herkunft, noch die Nationalität, noch das Alter. Ist es dieser tiefe Unterschied, der die Grundlage für dieses Buch bildet?
Was Wiseman seit einem halben Jahrhundert in über fünfzig Dokumentarfilmen über die amerikanische Gesellschaft sucht, ist die Spur, die die Zurückgelassenen, die Internierten, die Opfer häuslicher Gewalt, die vom Wirtschaftswunder Ausgeschlossenen, die Bewohner der Wohnsiedlungen, aber auch die Mitglieder einer verstreuten menschlichen Gemeinschaft hinterlassen, die vom kleinen Hafen Belfast in Maine bis zu den Vororten von Chicago und dem ländlichen Amerika in Indiana reicht.
Die Fabrik der menschlichen Ausnahme. Was weigern wir uns zu sehen? Wie kann man sagen, was sich außerhalb des Rahmens, auf dem Theater der Welt abspielt?
Constance Rivière wollte ihrerseits sehen, was sich hinter der scheinbaren Logik der Bilder verbirgt, welche Geschichten daraus entstehen können.
Weder Biografie eines Dokumentarfilmers mit Kameraauge noch Essay über eine Menschheit auf Abwegen, Constance Rivières Erzählung ist eine zutiefst persönliche Reise, die der Beschattung durch einen Detektiv ähnelt. Eine Lerngeschichte der Neuzeit.
Das Leben der Schatten ist ein spannendes Hybridbuch, das manchmal wie eine Komödie, manchmal wie eine Tragödie wirkt und immer von einem Teil unserer Menschlichkeit erzählt.“ Übers. der Verlagsankündigung.>>>