Paris s’apaise. Mon père est tout près, je le sens. Je retrouve son odeur, le grain de sa voix, tous ces détails que la mort nous vole. Je vais devoir le laisser partir à nouveau mais je l’ai ramené au présent. Il a marché sur mes épaules, déambulé dans les rues de cette ville qu’il nous a offerte, à mon frère et moi. C’est le rêve qu’ils ont eu, avec ma mère : offrir Paris à leurs enfants. Que tout commence ici. Alors cette ville est mienne, oui, parce qu’elle m’a été donnée. Et tout ce qui bruisse en elle, la clameur du passé, le fracas, les révoltes, les foules pressées, le pas hésitant des poètes, les solitudes côte à côte et les grands espoirs de foules, sont miens. Je prends tout. Je retrouve Paris. Et je sens mon père sourire avec douceur, heureux de voir que tout continue au-delà de lui.
Il me semble avoir traversé des siècles. Je vais retourner à ce que je suis, poursuivre mon chemin. La vie est courte. Tant de choses sont déjà derrière moi, tant de choses qui ne reviendront pas. Qui nous consolera de ce que nous perdons ? Qui nous consolera de marcher au milieu d’une foule qui s’étiole ? De tous ces destins passés qui moururent trop jeunes, sans pouvoir aller au bout de ce qu’ils étaient ?… Est-ce que l’ombre n’était là que pour me rappeler tout ce qui n’est plus ? Je ne suis pas comme lui. Je sens que cela bouge encore en moi. Je veux continuer. Reprendre pied. J’ai faim. Encore et encore. Et cet appétit tiendra éloignés de moi les tourments. Une seule chose nous sauve, c’est l’intensité. Il n’y a qu’elle à opposer à la fragilité de nos existences. Vivre. Vivre avec densité. Comme une course à n’avoir pas le temps de tout embrasser.
Écoute. C’est à toi que je reviens. Je suis né une première fois à Paris, dans cette ville que mes parents m’offraient. Puis, je suis né une seconde fois, sur tes lèvres, je m’en souviens, dans la cour de l’hôtel de Sully, par une fin d’après-midi de juillet où tout était beau, où la vie s’ouvrait avec des gestes lents comme des sourires de bienvenue. Sur tes lèvres, où je déposais mes angoisses de jeune homme et où je prenais les tiennes. Nous avons décidé de les mêler pour les faire disparaître et il n’y avait plus rien que nous. Paris pouvait tourner, les gens aller et venir de la rue de Rivoli à la place des Vosges, nous étions immobiles, pressentant que nous venions de trouver dans cet amour un appui qui nous permettrait de faire tourner le monde. Je suis né là, avec toi. Et tout, depuis – les écrits, les voyages, les nuits passées à chercher des mots justes sur des pages hésitantes –, tout est adossé à ce moment solide où mes lèvres se sont posées sur les tiennes. Te souviens-tu ? Paris est devenue notre territoire, de la porte de Vanves à la rue d’Assas, des murs de la rue Saint-Guillaume sur lesquels j’écrivais ton prénom à la passerelle des Arts où nous avons bu avant de jeter nos verres dans la Seine. Tout était à nous. Et plus tard, encore, l’envie de dormir, partout, à Paris, avec toi. T’en souviens-tu ? Naître chaque matin sous des ciels sans cesse nouveaux et toujours semblables. Un hôtel à Montmartre. Le silence provincial de la rue du Pré-aux-Clercs. Cette chambre ouverte sur le Panthéon dans l’hôtel où Breton et Soupault écrivirent Les Champs magnétiques, ou cet autre, devant l’église Saint-Germain-des-Prés dans lequel venait Mahmoud Darwich lorsqu’il était de passage à Paris. Çà et là… Pour connaître chaque rue à chaque heure de la journée, pour avoir des souvenirs dans chaque quartier. Je me souviens de ton corps que je caressais avec une minutieuse attention dans une chambre de bonne si étroite que nos bouches ne pouvaient que se toucher. Écoute. C’est à toi que je reviens. J’ai laissé l’ombre. La nuit s’efface. Il y a une vie qui m’attend et tu la tiens dans la paume de ta main.
Paris se lève. Le jour qui est à vivre aura ton nom. Je vais le presser, le boire, le savourer tout entier. Les bruits de la ville ne vont plus tarder à monter. Déjà, les premiers véhicules apparaissent. Le brouhaha épais de la vie revient, ce bourdonnement d’existences qui fait tout éclore. Le temps, à nouveau, fait tourner les aiguilles. Tout passera si vite, comme avant. Je vais retrouver le vertige d’une existence qui file entre les doigts, mais tu es là. C’est vers toi que je reviens. Il y a cela qui nous réconcilie de tout : le pari que nous avons fait de l’amour. Pour qu’il y ait une chose solide dans tout ce qui passe et s’étiole, une chose solide : ton regard et le mien. Cela suffit. Paris est notre grand terrain d’amour. Une ville entière pour se chercher, se découvrir, se caresser. Une ville entière où je t’ai donné rendez-vous, où je t’ai attendue dans des cafés, à l’angle de certaines avenues, une vie entière de promenades, de saisons passées puis revenues, de couleurs nouvelles. Il y a tes lèvres sur les miennes qui suffisent à faire tourner le monde. Et ton regard qui me fait écrire. J’ai passé ma vie à chercher qui je suis, à convoquer mille personnages lointains pour me montrer à travers eux. J’ai pris des trains, parcouru des milliers de kilomètres. Course de vivre. Appétit de géant à opposer aux fatigues. Je veux un festin. Toujours nouveau, toujours recommencé. Faire venir le tumulte dans lequel on se perd, dans lequel seuls les amants se retrouvent. À nous ! À nous les discussions sincères et la chaleur des corps. À nous Paris qui s’oublie et se laisse envelopper par la douceur d’un soir de juillet. À nous le festin de l’esprit et la belle liberté. À nous ! Même si cela va trop vite, même si tant ont déjà disparu, à nous, pour ne pas mourir vides.
Laurent Gaudé, Paris, mille vies (Actes Sud, 2020).
Paris wird ruhig. Mein Vater ist ganz nah, ich spüre ihn. Ich nehme seinen Geruch wahr, die Körnung seiner Stimme, all diese Details, die der Tod uns raubt. Ich muss ihn wieder gehen lassen, aber ich habe ihn zurückgeholt in die Gegenwart. Er ist auf meinen Schultern gelaufen, gewandelt durch die Straßen dieser Stadt, die er meinem Bruder und mir geschenkt hat. Das ist der Traum, den sie hatten, er und meine Mutter: Paris ihren Kindern zum Geschenk machen. Alles soll hier beginnen. Also ist diese Stadt mein, ja, weil sie mir geschenkt ist. Und alles, was in ihr rumort, das Getöse der Vergangenheit, der Tumult, die Revolten, die hastenden Menschenmassen, der zögerliche Schritt der Dichter, die Einsamkeiten Seit an Seit und die großen Hoffnungen der Massen, all dies ist meins. Ich nehme alles mit. Ich finde Paris wieder. Und ich fühle meinen Vater milde lächeln, beglückt darüber, dass alles weitergeht, über ihn hinaus.
Es fühlt sich an, als hätte ich Jahrhunderte durchquert. Ich kehre zu dem zurück, was ich bin, setze meinen Weg fort. Das Leben ist kurz. So vieles liegt bereits hinter mir, so vieles, das nicht wiederkehren wird. Wer wird uns trösten über das, was wir verlieren? Wer wird uns darüber hinwegtrösten, dass wir gehen inmitten einer Menschenmenge, die verkümmert? Von all den vergangenen Schicksalen, die zu jung starben, ohne das zu Ende bringen zu können, was sie waren? … War der Schatten nur da, um mich an all das zu erinnern, was nicht mehr ist? Ich bin nicht wie er. Ich spüre, dass sich in mir immer noch etwas regt. Ich will weiter. Den Schritt wieder aufnehmen. Ich habe Hunger. Immer und immer wieder. Und dieser Appetit wird die Quälerei fernhalten von mir. Nur eine Sache rettet uns, Intensität. Nur sie können wir der Zerbrechlichkeit unseres Daseins entgegensetzen. Leben. Intensiv leben. Wie ein Wettlauf, bei dem keine Zeit bleibt, alles zu umfassen.
Hör mir zu. Zu dir komme ich zurück. Ich wurde ein erstes Mal in Paris geboren, in dieser Stadt, die mir meine Eltern zum Geschenk machten. Dann wurde ich ein zweites Mal geboren, auf deinen Lippen, daran erinnere ich mich, im Hof des Hôtel de Sully, an einem Spätnachmittag im Juli, als alles schön war, wo sich das Leben mit langsamen Gesten eröffnete, wie ein Willkommenslächeln. Auf deinen Lippen, wo ich meine Ängste als junger Mann ablegen und deine übernehmen konnte. Wir beschlossen, diese zu vermischen, um sie zum Verschwinden zu bringen, und es gab nichts mehr außer uns. Paris mochte sich weiterdrehen, die Menschen kommen und gehen, von der Rue de Rivoli bis zur Place des Vosges, wir standen still und ahnten, dass wir in dieser Liebe gerade einen Halt gefunden hatten, der es uns ermöglichen würde, die Erde zu drehen. Dort mit dir wurde ich geboren. Und alles seither – das Aufgeschriebene, die Reisen, die Nächte, die ich damit verbrachte, auf stockenden Seiten nach den richtigen Worten zu suchen –, alles ist mit diesem Moment des Halts verbunden, in dem meine Lippen sich auf deine legten. Erinnerst du dich noch? Paris wurde zu unserem Reich, von der Porte de Vanves bis zur Rue d’Assas, von den Mauern der Rue Saint-Guillaume, auf die ich deinen Vornamen schrieb, bis zur Passerelle des Arts, auf der wir tranken und dann unsere Gläser in die Seine warfen. Alles gehörte uns. Und auch später noch immer der Wunsch, überall in Paris mit dir zu schlafen. Kannst du dich daran erinnern? Jeden Morgen unter immer neuen und immer gleichen Himmeln geboren zu werden. Ein Hotel am Montmartre. Die ländliche Stille in der Rue du Pré-aux-Clercs. Das Zimmer mit Blick auf das Pantheon im Hotel, in dem Breton und Soupault Les Champs magnétiques schrieben, oder das andere vor der Kirche Saint-Germain-des-Prés, in das Mahmoud Darwich kam, wenn er in Paris zu Besuch war. Da und dort … Um zu jeder Tageszeit jede Straße zu kennen, um in jedem Viertel Erinnerungen zu haben. Ich erinnere mich an deinen Körper, den ich mit minutiöser Aufmerksamkeit in einem Dienstmädchenzimmer streichelte, so eng war es, dass unsere Münder sich nur berühren konnten. Hör mir zu. Zu dir kehre ich zurück. Ich habe den Schatten verlassen. Die Nacht schwindet. Es gibt ein Leben, das auf mich wartet, und du hältst es in deiner Handfläche.
Paris erwacht. Der zu lebende Tag wird deinen Namen tragen. Ich werde ihn auspressen, ihn trinken, ihn ganz auskosten. Der Lärm der Stadt wird nicht mehr lange ausbleiben. Schon tauchen die ersten Fahrzeuge auf. Das dichte Stimmengewirr des Lebens kehrt zurück, dieses Dröhnen von Existenzen, das alles zum Erblühen bringt. Die Zeit lässt die Zeiger neu drehen. Alles wird so schnell vorübergehen, wie zuvor. Ich werde den Taumel einer Existenz wiederfinden, die mir durch die Finger rinnt, aber du bist da. Zu dir kehre ich zurück. Es gibt was, das uns mit allem versöhnt: die Wette, die wir mit der Liebe eingegangen sind. Damit es einen Halt gibt in all dem, was vorübergeht und schwindet, einen Halt: dein Blick und meiner. Dies genügt. Paris ist unser großes Liebesreich. Eine ganze Stadt, um einander zu suchen, zu erkunden, zu liebkosen. Eine ganze Stadt, in der ich verabredet bin mit dir, in der ich auf dich gewartet habe, in Cafés, an der Ecke bestimmter Avenuen, ein ganzes Leben mit Spaziergängen, Jahreszeiten, vorbeigezogen und wiedergekehrt, neuen Farben. Da sind deine Lippen auf den meinen, die ausreichen, um die Erde zu drehen. Und dein Blick, der mich zum Schreiben bringt. Ich habe mein Leben damit verbracht zu suchen, wer ich bin, tausend weit entfernte Personen herbeizurufen, um mich zu zeigen durch sie. Ich bin in Züge gestiegen und Tausende von Kilometern gereist. Wettlauf ums Leben. Mit Appetit wie ein Riese, den ich Ermüdungen entgegensetzen kann. Ich will ein Fest. Immer neu, immer von neuem. Einen Tumult hervorbringen, in dem sich alle verlieren, in dem nur Liebende sich finden. Für uns! Für uns die echten Gespräche und die Wärme der Körper. Für uns Paris, das sich selbst vergisst und sich einhüllen lässt von der Sanftheit eines Abends im Juli. Für uns das Fest des Geistes und die herrliche Freiheit. Für uns! Auch wenn es zu schnell geht, auch wenn so viele schon entschwunden sind, damit wir nicht leer sterben, für uns. 1
Kai Nonnenmacher
- „An einem Juliabend wird der Erzähler auf der Esplanade des Bahnhofs Montparnasse von einem ruhelosen Mann angesprochen, der mehrmals seine Frage wiederholt: Wer bist du? Geleitet von diesem umherirrenden Schatten wandert er nachts durch ein seltsam leeres Paris, in dem sich die Zeiten vermischen. So viele Präsenzen sind ihm in dieser Stadt, in der er geboren wurde, vorausgegangen, und es sind ebenso viele Gespenster, die es zu erzählen, zu besänftigen und niederzuschreiben gilt, bevor er zum großen Appetit des Lebens zurückkehrt. Zwischen poetischer Kunst und fantastischer Erzählung feiert der Autor seine Stadt und erinnert sich, aufrichtig und diskret zugleich, glücklich, einer unter den Menschen zu sein und für eine Nacht von diesen tausend Leben zu singen, die uns vorausgehen, uns begleiten und uns verlängern werden.“ Übers. der Verlagsankündigung.>>>