Cultiver mon jardin

« Ver de terre, d’abord, ce n’est pas très gentil comme nom, c’est fait pour blesser. Il vaut mieux parler de lombrics pour leur redonner un peu de dignité scientifique. Famille : lombricidae. Espèce : lombricus terrestris. Et ces lombrics représentent la première biomasse animale terrestre. Autrement dit, si on les met tous sur une balance, ils pèseront plus lourd, et de loin, que les Homo sapiens, les éléphants et les fourmis réunis. Pour donner un ordre de grandeur, il y en a entre une et trois tonnes à l’hectare, en tout cas dans les sols où l’homme n’a pas posé ses sales pattes. »

Cette courte vidéo du professeur Marcel Combe qui circulait sur Youtube avait donné envie à Arthur de venir assister à sa conférence. Mais en entrant dans l’immense amphi quasi vide et qui sentait le neuf, entre ces murailles de bois reconstitué qui voulaient donner un cachet « nature » et ne parvenaient qu’à souligner le squelette de verre et d’acier des bâtiments alentour, parmi ces étudiants dispersés dans les travées et qui n’échangeaient pas un regard, Arthur se sentit découragé. Ce n’était pas ainsi qu’il avait imaginé ses études d’agronomie.

Arthur se demandait par quelle aberration on avait déménagé AgroParisTech dans le désert bétonné du plateau de Saclay. La promo précédente avait encore pu passer sa première année d’école au château de Grignon, au milieu de trois cents hectares de champs et de forêts. Des générations d’étudiants avaient appris là-bas à traire les brebis et à baiser dans les taillis. Au lieu de quoi, Arthur devait badger vingt fois par jour sur les portiques et se repérer dans un dédale de couloirs anonymes où seuls changeaient les numéros sur les portes. Depuis six mois qu’il avait intégré l’école, il n’avait jamais aussi peu vu la nature. Dehors ne gazouillaient que les bulldozers éventrant le sol. Les chambres étudiantes ressemblaient aux salles de cours qui elles-mêmes ressemblaient à des vestiaires de gym. Il est certain que l’on gagnait du temps sur ce campus où tout était à disposition, mais du temps pour quoi faire ? Pour mater du porno, pour travailler encore et encore sur les meilleures formules chimiques ? Qui avait envie de boire un verre dans une cafèt nettoyée deux fois par jour ou de chanter dans un bureau des élèves posé au milieu du terre-plein central comme un bocal à poissons ?

Dès le premier jour, Arthur s’était considéré en exil. Autrefois une des terres les plus fertiles de France, le plateau de Saclay avait été transformé en désert fonctionnel, une interminable zone commerciale où les enseignes auraient été remplacées par « Polytechnique », « Télécom » ou « École normale supérieure ». On prétendait y rassembler les meilleurs cerveaux de France, étudiants comme chercheurs. Mais que devient un cerveau prisonnier d’un espace implacablement géométrique, aveuglé par les néons blafards des couloirs, immergé dans une forêt de grues ? Une supermachine atrophiée, prête à se reproduire avec d’autres supermachines pour concevoir un monde de supermachines. Était-ce la mission que l’on fixait désormais aux futurs ingénieurs agronomes d’AgroParisTech ? Apprendre les bons éléments de langage sur l’agriculture régénérative pour transformer en toute bonne conscience les fermes françaises en usines à viande couvertes de panneaux solaires ?

Le plus pervers dans cet aménagement consistait à introduire quelques touches champêtres, comme un regret. Après avoir monté un interminable escalier depuis l’arrêt du RER B, l’étudiant haletant avait la surprise de pénétrer dans un petit bois puis dans un champ de roseaux avant de retrouver les allées pavées et le gazon tondu à ras. Sur le campus lui-même, une noue soigneusement délimitée préservait quelques mètres carrés de nature sauvage. Autour de la minuscule plage de gravier s’étaient réfugiés des touffes d’herbes hirsutes, des joncs lançant leurs fleurs havane en bouquets et quelques renoncules flottant sur l’eau comme des marguerites géantes. Mare au diable pour promeneur de l’anthropocène.

De toute façon, Arthur s’était juré que cet exil serait provisoire. Une fois obtenu le diplôme que la société exigeait de lui, il serait quitte. Quand on lui demandait dans quel secteur d’activité il envisageait de se lancer à la sortie de l’école, il répondait : « cultiver mon jardin ». C’était flou mais sincère.

Arthur se trouvait toujours à l’entrée de l’amphi, hésitant. Il aurait sans doute tourné les talons s’il n’avait aperçu ce garçon aux cheveux blonds bien peignés et aux pommettes marquées. Tout en lui respirait la bonne santé et la paix d’esprit : son T-shirt gris qui laissait deviner un corps fin et musclé ; son ordinateur sagement fermé sur la table devant lui ; son air impassible, attendant les événements sans se dandiner sur son siège ni tripoter son téléphone. Arthur le trouva singulier, très différent de la foule de leurs semblables qui s’agitaient sur eux-mêmes. Il s’avança jusqu’à lui et déplia le siège d’à côté. Le garçon blond déplaça son ordinateur pour faire de la place et tendit sans façon la main à Arthur, comme s’ils se croisaient sur un stand de foire agricole. Une telle spontanéité n’était pas habituelle, même parmi les étudiants. Surtout parmi les étudiants.

Gaspard Kœnig, Humus (L’Observatoire, 2023).
Librairie Mollat: Gaspard Kœnig, Humus

„Regenwurm, zunächst, das ist kein sehr netter Name, er ist dazu da, zu verletzen. Es ist besser, von Lumbricidae zu sprechen, um ihnen ein wenig wissenschaftliche Würde zurückzugeben. Familie : lumbricidae. Art: lumbricus terrestris. Und diese Regenwürmer stellen die erste tierische Biomasse der Erde dar. Mit anderen Worten: Wenn man sie alle auf eine Waage legt, wiegen sie bei weitem mehr als Homo sapiens, Elefanten und Ameisen zusammen. Um eine Größenordnung zu nennen: Es gibt zwischen einer und drei Tonnen pro Hektar, jedenfalls in Böden, auf die der Mensch seine dreckigen Pfoten nicht gesetzt hat.“

Dieses kurze Video von Professor Marcel Combe, das auf Youtube kursierte, hatte Arthur dazu inspiriert, zu seinem Vortrag zu kommen. Doch als er den riesigen, fast leeren Hörsaal betrat, der nach neuem Material roch, zwischen den Mauern aus rekonstruiertem Holz, die den Eindruck von „Natur“ erwecken sollten, aber nur das Glas- und Stahlskelett der umliegenden Gebäude betonten, zwischen den über die Sitzreihen verteilten Studenten, die keinen Blick austauschten, fühlte sich Arthur entmutigt. So hatte er sich sein Studium der Agrarwissenschaften nicht vorgestellt.

Arthur fragte sich, wie es dazu gekommen war, dass AgroParisTech in die Betonwüste des Plateaus von Saclay verlegt worden war. Der vorherige Jahrgang hatte sein erstes Schuljahr noch auf Schloss Grignon verbringen können, inmitten von dreihundert Hektar Feldern und Wäldern. Generationen von Schülern hatten dort gelernt, wie man Schafe melkt und im Unterholz vögelt. Stattdessen musste Arthur zwanzig Mal am Tag an den Portalen stempeln und sich in einem Labyrinth aus anonymen Korridoren zurechtfinden, in denen sich nur die Nummern an den Türen änderten. In den sechs Monaten, die er nun schon in der Schule war, hatte er noch nie so wenig von der Natur gesehen. Draußen lärmten nur die Bulldozer, die den Boden aufschlitzten. Die Studentenzimmer sahen aus wie Klassenzimmer, die wiederum wie Turnhallenumkleiden aussahen. Sicherlich konnte man auf diesem Campus, wo alles zur Verfügung stand, Zeit sparen, aber Zeit für was? Um Pornos zu gucken, um immer und immer wieder an den besten chemischen Formeln zu arbeiten? Wer wollte schon in einer Cafeteria etwas trinken, die zweimal am Tag gereinigt wurde, oder in einem Studierendenbüro singen, das wie ein Fischglas in der Mitte des Mittelstreifens lag?

Vom ersten Tag an fühlte sich Arthur im Exil. Das Plateau de Saclay, einst eines der fruchtbarsten Gebiete Frankreichs, war in eine funktionelle Wüste verwandelt worden, eine endlose Einkaufszone, in der die Schilder durch „Polytechnique“, „Télécom“ oder „École Normale Supérieure“ ersetzt worden waren. Man gab vor, dort die besten Köpfe Frankreichs, Studierende und Forscher, zu versammeln. Aber was wird aus einem Gehirn, das in einem unerbittlich geometrischen Raum gefangen ist, das von den fahlen Neonröhren der Korridore geblendet wird und in einen Wald von Kränen eintaucht? Eine verkümmerte Supermaschine, die bereit ist, sich mit anderen Supermaschinen zu reproduzieren, um eine Welt der Supermaschinen zu entwerfen. War das die Aufgabe, die man nun den angehenden Agraringenieuren von AgroParisTech stellte? Die richtigen Worte über regenerative Landwirtschaft zu lernen, um mit gutem Gewissen die französischen Bauernhöfe in mit Solarpanels bedeckte Fleischfabriken zu verwandeln?

Das Perverseste an dieser Einrichtung bestand darin, einige ländliche Elemente hinzuzufügen, sozusagen als Bedauern. Nachdem der keuchende Student von der Haltestelle der RER B eine endlose Treppe hinaufgestiegen war, hatte er die Überraschung, in einen kleinen Wald und dann in ein Schilffeld zu gelangen, bevor er wieder auf gepflasterte Wege und kurzgeschorenen Rasen traf. Auf dem Campus selbst gab es einen sorgfältig abgegrenzten Teich, der ein paar Quadratmeter Wildnis bewahrte. Um den winzigen Kiesstrand herum hatten sich struppige Grasbüschel, Binsen, die ihre havannabraunen Blüten in Büscheln hervorbrachten, und einige Hahnenfußgewächse, die wie riesige Gänseblümchen auf dem Wasser schwammen, angesiedelt. Ein Teufelssee für einen Spaziergänger aus dem Anthropozän.

Wie auch immer, Arthur hatte sich geschworen, dass dieses Exil nur vorübergehend sein würde. Sobald er den Abschluss gemacht hatte, den die Gesellschaft von ihm verlangte, wäre die Sache erledigt. Wenn man ihn fragte, in welche Branche er nach dem Schulabschluss einsteigen wolle, antwortete er: „Meinen Garten bewirtschaften“. Das war unklar, aber ehrlich.

Arthur stand immer noch am Eingang des Hörsaals und zögerte. Er hätte sich wahrscheinlich abgewandt, wenn er nicht diesen Jungen mit den ordentlich gekämmten blonden Haaren und den markanten Wangenknochen gesehen hätte. Alles an ihm strahlte Gesundheit und Seelenfrieden aus: sein graues T-Shirt, das einen schlanken, muskulösen Körper andeutete; sein Computer, der brav auf dem Tisch vor ihm zugeklappt war; seine unbewegte Miene, mit der er die Ereignisse abwartete, ohne auf seinem Stuhl herumzuzappeln oder an seinem Telefon herumzuspielen. Arthur fand ihn eigentümlich, ganz anders als die Menge ihrer Altersgenossen, die sich um sich selbst drehten. Er ging zu ihm hinüber und klappte den Sitz neben ihm aus. Der blonde Junge schob seinen Computer beiseite, um Platz zu machen, und streckte Arthur ohne Umschweife die Hand entgegen, als würden sie sich auf einem Stand auf einer Landwirtschaftsmesse begegnen. Eine solche Spontaneität war sonst nicht üblich, auch unter Studenten nicht. Vor allem nicht unter Studenten.

Kai Nonnenmacher

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